Les Corps Francs allemands (1918-1923) : patriotes… et réprouvés
 
    
    
   
Depuis
 le retour de l’armée impériale, en décembre 1918, nous avons vu se 
former deux groupes différents au sein du corps des officiers : d’une 
part, les modérés, hésitant à heurter de front le gouvernement 
républicain, préférant temporiser, cherchant à éluder un conflit dont 
l’issue risquerait d’anéantir ce qui subsiste de leur autorité, mesurant
 à sa juste valeur la profondeur des remous qui agitent le pays ; de 
l’autre, les ultras, turbulents, partisans de la manière forte,
 pressés d’en finir par une action d’éclat qui portera le coup de grâce à
 la République et nullement conscients de l’ampleur des transformations 
subies par l’Allemagne depuis l’écroulement de l’Empire.
Ce
 qui distingue les membres de ces deux clans, ce n’est pas une idéologie
 précise mais une différence de tempérament. Sans doute vouent-ils une 
haine égale au communisme et à la démocratie, mais ils sont divisés sur 
des questions de tactique. Les modérés préconisent une guerre d’usure 
qui aboutira à la prise de possession légale du pouvoir par le dedans ;
 les ultras accordent leur préférence à l’esprit offensif qui permettra,
 par une série de coups de force, de procéder à la conquête du pouvoirpar le dehors. Hindenburg et Groener sont les porte-paroles des uns ; Ludendorff et Lüttwitz servent de pôle d’attraction aux autres. 
Tout
 au long de la première et de la deuxième révolution, ces deux tendances
 se sont affrontées au sein du Grand État-Major et l’ont emporté 
alternativement, tandis que grandissait le spectre d’une scission 
redoutée. A présent, la rupture est consommée. Entraînés par leur 
impatience, les ultras ont tenté leur chance — et ils ont perdu la 
partie. En obligeant Ltittwitz à abandonner son commandement, l’échec du
 coup d’État de mars 1920 a consacré le triomphe des modérés.
Car
 en pratiquant des coupes sombres dans la Reichswehr provisoire, von 
Seeckt ne cherche pas seulement à grouper autour de lui « les meilleurs 
d’entre les meilleurs ». Il a une conception très précise du rôle de 
l’officier dans l’État et ne veut s’entourer que d’éléments dont il soit
 sûr. Au dernier moment, Ltittwitz a été débordé par ses propres troupes
 et le chef de la Heeresleitung ne veut pas s’exposer à la même
 surprise : encore un putsch manqué, et c’en sera fait de l’armée 
allemande. Il n’y a pas de place, dans la Reichswehr nouvelle, pour les tempéraments impulsifs ou les aventuriers. Les Pabst, les Rossbach, les Ehrhardt en sont impitoyablement bannis. 
Sans
 doute le Traité de paix oblige-t-il von Seeckt à ne conserver que 
100.000 hommes sur 350.000. Mais il le laisse libre de les choisir comme
 il l’entend. Or son choix suit presque exactement le clivage qui 
sépare, depuis 1918, les modérés des ultras. Désormais, le corps
 des officiers se trouve scindé en deux : d’un côté, l’armée régulière, 
les représentants officiels de la tradition militaire allemande, les 
« élus » qui serviront de cadre et d’exemple à la nation ; de l’autre, 
les « réprouvés », les condottieri et les hommes de main, toujours liés à
 leurs camarades par des liens qu’aucune disposition légale ne saurait 
briser, mais que leurs camarades plus heureux feignent souvent 
d’ignorer, et qui doivent accepter cette humiliation en silence. 
Sans doute, les officiers de la Reichswehr
 connaissent-ils, eux aussi, des épreuves pénibles. Ils sont souvent en 
butte aux injures d’une population hostile et doivent servir sous les 
couleurs noir-rouge-or de la République qu’ils haïssent. Mais ils s’en 
consolent en regardant flotter les anciens drapeaux prussiens, à l’heure
 de la relève de la garde, quand leurs régiments, marchant au pas de 
parade, remontent l’Unter den Linden au son des fifres et des tambours. 
A
 présent, le même phénomène se reproduit une seconde fois mais dans un 
cadre différent. Incapables de se réadapter à la vie civile, les anciens
 volontaires d’Ehrhardt, de Bischoff et de Rossbach vont se grouper dans
 les innombrables formations illégales qui continueront à graviter 
autour de la Reichswehr : Heimwehren et Selbstschütze,
 ligues clandestines et associations secrètes, sans cesse dissoutes et 
toujours reformées, mystérieuses et insaisissables, dissimulant des 
dépôts d’armes dans des fermes isolées et entretenant dans le pays une 
atmosphère de fièvre, d’inquiétude et de meurtre. Dans la patrie 
classique des complots et des conjurations, les sociétés secrètes vont 
proliférer à l’infini. Renouvelant les exploits de la Sainte-Vehme,
 leurs membres trameront dans l’ombre leurs coups de main et leurs 
attentats, convaincus qu’ils n’ont pas à obéir aux lois, puisqu’ils ne 
reconnaissent pas le régime qui les a instituées. 
D’autres
 préféreront quitter l’Allemagne et s’expatrier. Ils iront à travers le 
monde, en Autriche et en Irlande, au Japon et en Bolivie, en Mandchourie
 et dans le Riff. On les rencontrera partout où se préparent des 
soulèvements, partout où l’on a besoin d’instructeurs et de soldats 
perdus. Tels les vestiges de quelque gigantesque naufrage, on retrouvera
 leurs corps consumés par la fièvre ou déchiquetés par les balles dans 
les marais du Chaco, au pied de la muraille de Chine ou dans les sables 
africains. 
Quant
 aux relations qui peuvent exister entre la Reichswehr et les 
associations secrètes, celles-ci sont très malaisées à définir car elles
 varient suivant les cas et, dès qu’on s’efforce de préciser leur 
nature, on se heurte à une série d’obstacles — écrans de silence et 
polémiques passionnées, démentis officiels et témoignages 
contradictoires — qui ne facilitent guère la recherche de la vérité. 
D’une façon générale, il faut garder présent à l’esprit le fait que, sur
 les 40.000 officiers de la Reichswehr provisoire, seuls 4.000 ont 
trouvé place dans la Reichswehr de métier. Pour ces derniers, les 
officiers licenciés ne sont pas seulement des exaltés, qui ont gravement
 compromis l’armée au moment du putsch de Kapp : ce sont des 
rivaux qui jalousent leur place et n’hésiteraient pas à la prendre si on
 la leur offrait. Il s’agit donc de n’avoir avec eux que des relations 
espacées et — surtout — d’éviter toute collusion qui prendrait des 
allures de complicité. 
Cependant,
 les officiers de la Reichswehr ne renient pas pour autant leurs anciens
 compagnons d’armes. Le but auquel ils travaillent n’est-il pas 
identique ? Tout en conservant les distances, ils les approuvent au fond
 d’eux-mêmes. Eux qui sont assermentés à la Constitution, ils leur 
savent gré d’aller hardiment de l’avant, de les débarrasser de leurs 
adversaires les plus gênants, de déblayer le terrain où ils 
s’installeront un jour. La plupart du temps, la Reichswehr ignore les 
auteurs des attentats politiques et, lorsqu’elle les connaît, elle ne 
les dénonce pas. C’est à la police de les découvrir, aux tribunaux de 
les juger. Quand un meurtre aura été commis, la Reichswehr fermera les 
yeux. 
Très différente, en revanche, est l’attitude des membres des associations illégales
 à l’égard des officiers de la Reichswehr. Tout en enviant leur 
situation, ils les méprisent en secret. Ils ont, pour eux, le sentiment 
du loup envers le chien de la fable. Pour leur part, ils ont tout 
sacrifié au triomphe de leur cause : sécurité, foyer, et même l’honneur.
 Mais eux, du moins, ne portent pas le collier de la République et leur 
fanatisme se nourrit d’une sombre exaltation. Ils sont les instruments 
d’un avenir qu’ils appellent de tous leurs vœux mais dont ils ignorent 
encore comment il se réalisera. A l’heure où leur courage fléchit et où 
leur conscience se cabre, ils se bornent à répéter tout bas la formule 
rédemptrice : « Nous ne sommes pas des assassins, nous sommes des justiciers ! »
En
 gros, ces formations peuvent se répartir en trois groupes caractérisés 
par leur degré croissant d’illégalité. Les premières sont ouvertement 
constituées et dépendent de certains organismes du gouvernement. Les 
dernières vivent en marge de la loi et leur existence est entourée d’un 
halo de mystère. En passant des unes aux autres, on a l’impression de 
s’enfoncer au cœur d’une forêt vierge. Les lisières de la forêt sont 
encore claires et aérées. Mais plus on avance, et plus la végétation 
devient touffue. Les arbres et les lianes ont tôt fait de cacher le 
ciel. Pour finir, la piste se perd dans les ténèbres de la jungle… 
Le
 premier groupe se compose des gardes civiques, des Engagés temporaires,
 des Troupes de secours techniques et des Gardes d’habitants. 
Lorsque
 les Alliés eurent imposé à l’Allemagne de ramener son armée à 100.000 
hommes, les autorités du Reich crurent pouvoir tourner la difficulté en 
créant divers systèmes de milices en marge de la Reichswehr. 
Les premières d’entre elles furent les Gardes civiques, ou Volkswehren,
 chargées d’assurer la surveillance des casernes et la police des 
villes. Ces Gardes civiques conservaient un caractère local et ne 
devaient pas être employées en dehors de leurs garnisons. C’est en cela 
seulement qu’elles se distinguaient de la Reichswehr, dont elles 
conservaient, par ailleurs, l’armement, la structure, la solde et la 
discipline. Elles portaient au col, au lieu d’un numéro d’ordre, 
l’écusson de la ville où elles étaient casernées.
Aux
 Gardes civiques, de caractère strictement défensif, les autorités du 
Reich adjoignirent bientôt une milice offensive : les Engagés 
temporaires, ou Zeitfreiwilligen, composée de 
soldats engagés pour une durée de trois mois. Ces troupes étaient 
destinées à renforcer la Reichswehr en cas de troubles sociaux et à 
venir grossir ses effectifs, soit en tant que formations 
complémentaires, soit en s’incorporant directement à ses unités.
Concurremment avec les Engagés volontaires, le Reich constitua des troupes de secours techniques, ou Technische Nothilfe,
 composées d’ingénieurs, de chimistes, d’étudiants des grandes écoles, 
de contremaîtres et d’ouvriers volontaires. Destinées à parer aux 
occupations d’usines, pratiquées par les Spartakistes, 
leur mission consistait à assurer, en cas de grève, la marche des 
services indispensables à la vie de la nation : eau, gaz, électricité, 
transports, etc. Placées sous le commandement d’un corps d’ingénieurs, 
les troupes de secours techniques étaient directement rattachées au 
ministère de la Reichswehr.
Enfin, des Gardes d’habitants, ou Einwohnerwehren,
 avaient été instaurées dans toutes les communes d’Allemagne, en vertu 
d’une ordonnance du 25 avril 1919. Rattachées elles aussi au ministère 
de la Reichswehr, les Einwohnerwehren avaient pris rapidement 
une grande extension. Militaires quant à leurs cadres, mais civiles 
quant à leurs effectifs, ces milices bourgeoises étaient destinées à 
veiller sur la sécurité publique dans les villages et dans les villes. 
Recrutées par l’entremise des commandants de place, encadrées 
d’officiers ou de sous-officiers qui s’étaient distingués au front, leur
 armement consistait en carabines et en fusils, en pistolets et en 
mitrailleuses. Un ceinturon avec un sabre ou un bâton, un casque 
d’acier, une musette et une gourde, deux bandes de pansement et un 
brassard spécial, constituait leur équipement. 
Dès
 le 1er décembre 1919, les Alliés se virent obligés d’intervenir pour 
demander la dissolution de ces formations qui constituaient de 
véritables réserves instruites, où l’État-Major n’aurait eu qu’à puiser,
 en cas de mobilisation. 
« Tout en protestant, écrit le général Nollet, le gouvernement [du Reich] transmit aux divers États les injonctions des Alliés. Il les invita même à supprimer les Einwohnerwehren,
 sauf à leur substituer telles autres organisations de protection qu’ils
 jugeraient à propos, sous réserve que la création de ces dernières ne 
pût faire conclure à une violation du Traité. La plupart des États 
entrèrent dans la voie qui leur était indiquée. Ils s’évertuèrent à 
trouver un compromis entre les exigences des Alliés et les vœux de leurs
 populations. Seules, la Prusse-Orientale et la Bavière se refusèrent 
catégoriquement à composer », — la Prusse-Orientale parce qu’elle 
se sentait menacée par une invasion de l’armée soviétique, la Bavière 
parce qu’à la suite du putsch de Kapp, elle était devenue le refuge de 
toutes les forces réactionnaires du Reich et que l’Einwohnerwehr bavaroise, issue de l’Orgesch, était un des piliers du gouvernement de von Kahr.
A partir de ce moment, la discussion entre les Alliés et le gouvernement allemand prit un tour plus aigre.
Afin
 de couper court aux récriminations de Berlin, les Alliés, réunis à la 
conférence de Boulogne, exigèrent purement et simplement la dissolution 
de toutes les Gardes d’habitants existantes avant le 1er janvier 1921, 
faute de quoi ils procéderaient à l’occupation d’une nouvelle partie du 
territoire allemand.
Effrayé
 par cette perspective, le Reich promulgua une loi « Sur le désarmement 
des populations civiles » (8 août 1920), suivie, le 22 mars 1921, d’une 
seconde loi « Sur l’exécution des articles 177 et 178 du Traité », mais 
la Bavière n’en persista pas moins dans son refus. Bravant à la fois les
 Alliés et les autorités d’Empire, le Cabinet de Munich répondit que les
 Einwohnerwehren ne tombaient pas sous le coup des paragraphes invoqués, et qu’elles subsisteraient, en Bavière, sous leur forme actuelle, car la défense de la patrie était un devoir moral, supérieur à toute obligation politique. 
Irrités
 par cette résistance obstinée, les Alliés, réunis à Londres, 
adressèrent, le 5 mai 1921, un nouvel ultimatum au Reich, le sommant de 
dissoudre toutes les troupes d’autodéfense avant le 30 juin 1921, faute 
de quoi les sanctions prévues seraient immédiatement appliquées. 
Du
 coup la situation devint franchement mauvaise. Les États allemands 
conjurèrent le gouvernement bavarois de céder afin de ne pas envenimer 
la discussion entre le gouvernement du Reich et les Alliés et ne pas 
exposer le pays à des représailles. Pris entre les dangers d’une 
scission et d’une seconde action exécutive de la Reichswehr, le 
gouvernement bavarois finit par se soumettre. Il décréta la dissolution 
de l’Einwohnerwehr. Celle-ci ne disparut d’ailleurs pas 
complètement : la plupart de ses membres se regroupèrent dans des 
associations illégales, notamment dans le corps franc Oberland. 
Venons-en à présent au deuxième groupe, qui comprend l’ensemble des associations illégales : Rossbach, Oberland, Aulock, Heydebreck, Hubertus, Arnim, Schmidt,
 etc. L’activité de ces corps francs forme un des épisodes les plus 
curieux de cette époque et rien ne saurait en donner une image plus 
saisissante que de suivre, pas à pas, la vie d’un de ces groupements. 
En décembre 1918, le jeune lieutenant Gerhard Rossbach, du 175e régiment d’artillerie, constitue de sa propre autorité une compagnie de Grenzschutz, qui prend bientôt le nom de Section d’Assaut des volontaires de Rossbach (Freiwillige Sturmabteilung Rossbach).
 C’est, à cette époque, un détachement de cent quatre-vingts hommes, où 
toutes les armes sont représentées. Le 29 janvier 1919, les volontaires 
de Rossbach s’emparent de la ville de Culmsee, en Prusse-Occidentale, 
occupée à cette époque par des milices polonaises. A la suite de ce coup
 de main audacieux, la Section d’Assaut est incorporée à la Reichswehr 
provisoire, sous le nom de 37e bataillon de Chasseurs (Reichswehr Jägerbataillon 37). 
Le 28 juillet 1919, le Traité de paix est signé. Indigné par ce qu’il appelle la « capitulation honteuse du gouvernement de Weimar », Rossbach déchire ses insignes et se donne un nouveau drapeau : deux bandes transversales en argent, surmontées d’un grand « R » brodé, sur fond noir. Puis il fait prêter serment à ses hommes et déclare : « A partir de ce jour, le bataillon est assermenté. »
Malgré la défense formelle des autorités du Reich, Rossbach décide d’aller rejoindre la Division de Fer, qui lutte devant Riga sous les ordres de Bermondt-Awaloff.
 Au moment où il s’apprête à pénétrer en Lituanie, dans la nuit du 30 
octobre 1919, il reçoit la visite d’un émissaire du général von Seeckt, 
le major Hess, qui lui notifie l’interdiction de quitter le territoire 
du Reich. 
— Nous ne céderons qu’à la force,
 répond Rossbach, qui fonce à travers la frontière avec armes et 
bagages, entraînant à sa suite une partie des troupes venues pour 
l’arrêter. 
En mars 1920, le putsch
 de Kapp se déclenche. Appelé à Berlin par le général von 
Lettow-Vorbeck, le corps franc de Rossbach est réintégré dans la 
Reichswehr sous son ancienne dénomination. Un mois plus tard, le putsch 
ayant échoué, le bataillon Rossbach est dissous pour la seconde fois. 
Mais, comme en 1919, ses membres refusent de se disperser. D’accord avec
 la Ligue agraire poméranienne (Pommersche Landbund), le bataillon se transforme en Communauté de travail ou Arbeitsgemeinschaft.
 Les armes, déposées à Gilstrow lors de la dissolution du corps, lui 
sont envoyées en Poméranie sous la désignation de pièces dértachées. 
Cette
 Communauté de travail est une organisation semi-militaire, 
semi-agricole, du genre de celles que von der Goltz se proposait 
d’installer dans les Pays Baltes. Ses membres sont hébergés chez de 
grands propriétaires terriens, dont ils cultivent les domaines en 
attendant de reprendre les armes.
Ce
 moment ne tarde guère. Au printemps de 1921, Rossbach rassemble ses 
volontaires pour les mener en Haute-Silésie. Le corps compte alors 
quatre mille hommes environ. En 48 heures, deux régiments et une 
compagnie de cyclistes sont sur pied. Le corps comprend en outre des 
sections d’autos et de camions, qui transportent le service sanitaire, 
la clique et les bagages. Pendant plus de trois mois, les volontaires de
 Rossbach se battent contre les Polonais, en liaison avec les corps 
francs Oberland, Aulock, Schmidt et Heydebreck. 
En
 juillet 1921 un armistice est conclu par le général Hofer, et les 
troupes d’autoprotection sont dissoutes en Haute-Silésie. Elles doivent 
remettre leurs armes à la Commission de désarmement mais parviennent à 
les dissimuler dans des fermes et des châteaux. Échappant au contrôle de
 la police, les formations de Rossbach rentrent en Poméranie où elles 
reprennent leur ancienne activité au sein de l’Arbeitsgemeinschaft. Leurs armes les y rejoignent quelques semaines plus tard. 
Mais,
 entre-temps, la Communauté de travail a été interdite, en vertu de la 
loi sur l’application des articles 177 et 178 du traité de Versailles 
(22 mars 1921). Cette mesure est renforcée, le 24 novembre 1921, par un 
décret prescrivant la dissolution des corps francs illégaux dans tout le
 Reich (et notamment Rossbach, Oberland, Heydebreck, Hubertus et 
Aulock). 
Rossbach transforme alors sa Communauté de travail en Mutuelle d’épargne, ou Sparvereinigung,
 dont le centre est à Kalsow, dans le Mecklembourg, et les bureaux à 
Berlin-Wannsee 2. Arrêté le 11 novembre 1922, pour complot contre la 
sûreté de l’État, Rossbach est relâché quelques jours plus tard. Le 16 
novembre, un décret du ministre Severing interdit la Mutuelle. Le 18, 
Rossbach fonde l’Union pour la formation agricole (Verein für Landwirtschaftliche Berufsbildung). Le 24, un nouveau décret de Severing interdit l’Union pour la formation agricole. 
Dans cette lutte acharnée contre les pouvoirs publics, Rossbach ne se décourage pas. « Je fonderai des associations, déclare-t-il, plus vite que les autorités ne pourront les dissoudre. »
 En décembre 1922 il est â Munich, où il célèbre le quatrième 
anniversaire de la constitution de son corps franc. Tous les anciens 
Baltes résidant en Bavière — ils sont près de 150 — sont conviés à la 
cérémonie. Ils y viennent avec leurs insignes et leurs brassards. La 
plupart portent l’uniforme sous leurs manteaux civils. 
Rossbach
 entre alors au parti National-Socialiste, dont il devient le délégué 
dans le Mecklembourg. Il y organise des Unions de Jeunesses sportives ou
 Turnerschaften. Arrêté une deuxième fois en 
octobre 1923, Rossbach réussit à gagner Munich ou il prend une part 
active au putsch du 9 novembre. Après l’échec de ce coup d’État, il se 
réfugie à Vienne ou les autorités autrichiennes lui accordent le permis 
de séjour. 
L’histoire du corps franc Oberland présente une grande analogie avec celle du bataillon Rossbach, à cela près que cette formation n’a jamais fait partie de la Reichswehr provisoire : elle est issue de l’Einwohnerwehr bavaroise. 
Appelé dès l’automne de 1920 par la section silésienne de l’Orgesch,
 le corps franc Oberland est un des premiers à se rendre en 
Haute-Silésie. Les convois d’armes passent d’abord par la Saxe ; puis, 
quand le gouvernement saxon s’y oppose, par Berlin. Le corps prend une 
part active à tous les combats contre les Polonais. Lorsqu’en juillet 
1921, les troupes doivent évacuer la région soumise au plébiscite, la 
Commission de contrôle exige qu’elles déposent leurs armes avant de 
partir. L’opération doit avoir lieu à Leobschütz, le 9 juillet. Mais les
 chefs du corps franc Oberland ne remettent aux officiers de contrôle 
qu’une masse de fusils brisés et de mitrailleuses hors d’usage. 
Une
 moitié du corps franc se réfugie en Bavière. L’autre, restée en 
Silésie, se transforme en colonie agricole. En décembre 1921, la 
Commission de contrôle exige la dissolution de toutes les Arbeitsgemeinschaften
 installées en Silésie. Celles-ci protestent énergiquement et refusent 
de se disperser, malgré les injonctions réitérées du gouvernement de 
Berlin. C’est seulement en février 1922 que l’État-Major du corps franc 
se décide à faire rentrer ses derniers hommes en Bavière. En 1923, le 
gouvernement bavarois, pressé par les autorités du Reich, donne l’ordre 
au corps franc Oberland de se dissoudre définitivement. Ses membres se 
regroupent alors dans l’Union Oberland, puis dans l’association Treu-Oberland et dans le Blücherbund. 
Le corps franc Aulock connaît une destinée semblable.
 Formé au début de 1919 par le chef d’escadron Aulock, de l’ancien 4e 
régiment des Hussards bruns, nous le retrouvons en Haute-Silésie, où il 
combat aux côtés de Rossbach et d’Oberland. Après l’armistice de juillet
 1921, Il se transforme, lui aussi, en communauté de travail et 
s’installe dans le Riesengebirge où ses hommes se livrent à des travaux 
forestiers. Les autorités du Reich lui ordonnent de se dissoudre, mais 
les soldats menacent de se défendre par les armes si l’on touche à leur 
association. Décimé par les combats meurtriers auxquels il a pris part, 
le corps franc Aulock ne compte plus que 800 hommes au début de 1922. 
Aussi finit-il par disparaître, faute de moyens financiers, de même 
qu’un grand nombre d’autres petits corps francs, telles les formations 
Arnim, Heydebreck, Hubertus, etc. 
Le chemin que nous avons suivi, nous a menés des Einwohnerwehren
 aux corps francs illégaux, et des corps francs illégaux aux communautés
 de travail. A présent nous pénétrons au cœur de la forêt. Car après 
leur dislocation, corps francs illégaux et communautés de travail
 s’émiettent à leur tour en associations rigoureusement secrètes. 
Composées en majeure partie d’anciens officiers et d’étudiants, 
celles-ci conservent, suivant leur origine, un caractère militaire plus 
ou moins accusé. Insaisissables et protéiformes, pourvues de 
ramifications aussi nombreuses que ténues, elles changent constamment 
d’aspect, de résidence et même de nom, soit pour échapper aux 
investigations de la police, soit pour éliminer ceux d’entre leurs 
membres qui leur paraissent suspects. Comme pour les corps francs de 
1919, il ne peut être question d’en donner ici une liste complète. 
Bornons-nous à en énumérer quelques-unes : 
- A Berlin et dans le Brandebourg : le Bismarkbund, le Selbstschutz-Charlottenburg, le Sportklub-Olympia,
 du général von Heeringen, dont plusieurs chefs seront inculpés de 
complot contre la sûreté de l’État, à la suite d’une perquisition dans 
les locaux du club ; le Bund der Aufrechten 
dont les dirigeants sont le général von Stein, ancien ministre de la 
Guerre de Prusse, le comte Westarp et le prince Oscar de Hohenzollern ; 
le Bund für Freiheit und Ordnung, etc. 
 
- A Hambourg et à Altona : la Wehrkraft-Hamburg, l’association Lücke, fondée par l’industriel du même nom, le Bund der Niederdeutschen, qui possède plusieurs dépôts d’armes clandestins, le Jungdeutscher-Bund, dont le chef est l’amiral von Scheer. 
 
- En Prusse-Orientale, les associations sont particulièrement nombreuses. On y trouve : la Tatbereitschaft (à Koenigsberg), composée en majeure partie d’élèves des écoles techniques ; la ligue Graf Yorck von Wartenburg (à Pillkallen), la ligue Alt-Preussen (à Kaukehmen), la ligue JungPreussen (à Ragnitz), la ligue Neu-Preussen (à Gumbinnen), le Kœnigsberger Wander und Schutzverein, la ligue Preussen (à Tilsit), la ligue von Lützow (à Budwethen), la ligue von Schill (à Lengwethen), etc. 
 
- En Bavière : Le Vikingbund, qui groupe un grand nombre d’anciens volontaires de la brigade Ehrhardt, le Blücherbund, issu du corps franc Oberland après sa dissolution, l’Andreas Hofer Bund, l’Arminius-Bund, le Roland-Bund, le Bund Frankenland, etc. 
 
Mentionnons
 encore un certain nombre d’associations de jeunesses nationalistes, 
encadrées par d’anciens officiers d’active, qui s’efforcent de maintenir
 le culte de l’armée dans le milieu des écoles et des universités, 
telles le Jungdeutscher-Orden ou Jungdo, dont les membres sont répartis en groupes et en sections d’assaut, le Germanen-Orden, le Deutscher Waffenring, la ligue Adler und Falke (Aigle et Faucon), à Fribourg-en-Brisgau, le Deutschvölkischer Jugendbund, à Rathenow-an-der-Havel, le Scharnhorst-Bund, le Jugendbund Yorck von Wartenburg, fondé par le lieutenant Ahlemann, la ligue Jung-Deutschland, fondée par le capitaine Wullenweber, le Helmuth von Mücke Bund, etc.
Ce
 foisonnement de groupes et d’associations de toutes sortes entraîne la 
désagrégation et l’émiettement des forces nationalistes. Peu à peu, les 
ligues oublient le but en vue duquel elles ont été créées, pour se 
jalouser et se combattre comme les factions du Moyen Age. 
Tantôt
 c’est un chef qui a été insulté, ce qui entache l’honneur de 
l’association tout entière. Tantôt c’est le recrutement des adhérents 
qui provoque des querelles, car chaque association cherche à s’agrandir 
au détriment de ses rivales. Le plus souvent, les troubles naissent à la
 suite des mesures d’épuration qui excluent périodiquement des ligues un
 certain nombre d’individus initiés à leurs secrets. Ceux-ci, pour se 
venger, vont alors à la police et racontent tout ce qu’ils savent. Or, 
c’est là ce que les ligues redoutent par-dessus tout, car la plupart 
d’entre elles possèdent des dépôts d’armes clandestins qu’elles 
dissimulent jalousement aux autorités du Reich. Souvent, ces dépôts 
n’excèdent pas quelques caisses de cartouches et deux ou trois cents 
fusils « empruntés » aux unités de l’armée dissoute. C’est plutôt leur 
multiplicité qui les rend inquiétants. Mais les ligues y tiennent comme à
 un bien inestimable, car ces dépôts d’armes justifient leur existence 
et leur permettront de s’armer le jour — prochain peut-être — du « grand soulèvement national ».
 Et comme il y a de tout dans les associations secrètes, non seulement 
d’anciens officiers et des patriotes fervents, mais aussi des agents 
provocateurs et des repris de justice, les dénonciations sont 
fréquentes, et les représailles implacables. 
Ces
 mesures de répression entretiennent, au sein des ligues, une atmosphère
 de violence et de terreur perpétuelles. Traqué, espionné, poursuivi, 
chaque membre des associations secrètes sait que sa vie est constamment 
en danger et que, s’il échappe aux mailles de la police, il succombera 
peut-être à la vindicte de ses camarades. A force de vivre en dehors des
 lois, il ne tarde pas à se considérer au-dessus d’elles. « Ces hommes, pour reprendre la formule de Georges Sorel, sont
 engagés dans une guerre qui doit se terminer par leur triomphe ou par 
leur esclavage, et le sentiment du sublime doit naître tout 
naturellement des conditions de la lutte ».
Ce
 sentiment peut tremper leur volonté, mais il brouille leurs idées et 
les rend de moins en moins conscients du but qu’ils poursuivent. Enivrés
 par un orgueil chaque jour plus effréné, ils agissent sans plan 
d’ensemble et sans programme défini. « S’enrôler en masse dans les 
corps de francs-tireurs, mourir en héros les armes à la main, voilà de 
quoi étaient capables les meilleurs représentants de la jeunesse 
allemande. Mais il aurait été vain d’attendre de cette jeunesse une 
participation à une politique réfléchie : elle ne possédait ni les 
capacités ni les moyens de faire triompher ses idées, d’ailleurs vagues 
et nébuleuses. » Cette remarque de Constantin de Grunwald sur les corps francs de 1812, s’applique mot pour mot aux ligues de 1921. 
Alors,
 un certain nombre de jeunes gens, pour la plupart des Baltes et des 
membres de l’ancienne brigade Ehrhardt, écœurés par les querelles 
intestines et l’impuissance des ligues, décident d’agir pour leur propre
 compte et de passer à l’action directe. Puisque la Sainte-Vehme
 supprime ceux qui trahissent les secrets de leurs associations, 
n’ordonne-t-elle pas, à bien plus forte raison, d’abattre ceux qui 
trahissent le Reich et que la presse nationaliste dénonce, jour après 
jour, comme les artisans du déshonneur allemand ? Sans doute certains 
chefs révolutionnaires ont-ils déjà été assassinés. Cependant Erzberger,
 Auer, Rathenau, Scheidemann vivent encore, et tant qu’ils sont vivants,
 l’Allemagne est en péril… 
Sitôt ce principe admis, le contact s’établit de lui-même entre les conjurés. « Dans
 les mois qui suivirent, écrit l’un d’eux, un filet résistant, 
invisible, élastique se forma, dont chaque maille réagissait, sitôt que 
dans un endroit quelconque un signal était donné. Nos hommes s’étaient 
infiltrés dans toutes les associations, dans tous les camps, dans tous 
les métiers. Une grande et unique volonté les animait. Ils agissaient 
avec cette certitude enivrante : à savoir que la situation étant partout
 la même, elle donnait partout naissance aux mêmes décisions.« 
Ces actes de terrorisme, fréquemment répétés, témoignent évidemment d’un mépris total de la vie humaine. « C’est la guerre qui a ramené chez nous ces mœurs abominables ! »
 s’écrie le député démocrate Erkelenz, à la tribune du Reichstag. Mais 
les conjurés haussent les épaules devant ces cris d’indignation. 
N’ont-ils pas fait eux-mêmes abstraction de leur vie ? Et peut-on nommer
 paix, le spectacle qu’offre l’Allemagne, labourée par les émeutes et 
les coups d’État continuels ? Libre aux partis de gauche de mettre leur 
espoir dans les actions de masse. Pour les conjurés de droite, c’est 
l’individu qui fait l’histoire. Ils savent qu’il suffit de tuer ses 
chefs pour paralyser toute une armée. 
Pourtant,
 malgré la certitude d’agir pour le bien de leur pays, ces réprouvés 
sont incapables de formuler le but qu’ils poursuivent. « Lorsqu’on nous demandait : Que voulez-vous au juste ? Nous ne pouvions rien répondre, écrit Ernst von Salomon,
 parce que nous ne comprenions pas le sens de cette question et que, si 
nous avions tenté de nous expliquer, notre interlocuteur n’aurait pas 
compris le sens de notre réponse. Les deux adversaires ne luttaient pas 
sur le même plan. Pour ceux d’en face, il s’agissait de conserver des 
biens matériels. Pour nous, il s’agissait de purification. Nous 
n’agissions pas, les choses agissaient en nous. Ce que nous espérions 
s’exprimait en un langage muet… Nous cherchions autour de nous l’homme 
capable de prononcer le mot libérateur. Mais lorsque nous jetions les 
yeux sur nos milieux dirigeants, nous ne pouvions que sourire et 
détourner le regard. Y avait-il, en dehors du silencieux von Seeckt, un 
seul homme susceptible de marquer dans l’histoire, un seul homme qui fût
 plus que la vedette d’un moment ? »
Peut-être
 un individu puissant émergera-t-il un jour du chaos des factions 
rivales. Mais les conjurés ne peuvent se contenter de cette vague 
espérance. Pour que cet homme puisse surgir, il faut lui frayer la voie.
 Pour faire une brèche dans les partis de gauche, il faut les frapper à 
la tête. Pour hâter la résurrection du Reich, — il faut décapiter la 
République.
Jacques BENOIST-MÉCHIN
In Histoire de l’armée allemande 1918-1937 (tome 1)
Editions Robert Laffont / Bouquins 
En
 1945, le général de Gaulle fera commander une centaine d’exemplaires de
 cet ouvrage, le jugeant indispensable à la formation des élèves de 
l’Ecole de Guerre.

 
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